Quand les élites technocratiques françaises font du nationalwashing

, par Emery Cloots

Quand les élites technocratiques françaises font du nationalwashing

Réponse des fédéralistes européens français à Aquilino Morelle, qui a eu la délicatesse de traîner dans la boue 17 fois le fédéralisme dans son entretien publié dans le Monde le 20 septembre 2021.

Assurant la promotion de son dernier ouvrage, “L’Opium des élites” dans lequel il tente de déconstruire “l’idéologie européenne”, l’énarque, et ancien conseiller d’un premier ministre et d’un président de la République, se livre dans cet entretien à un exercice de nationalwashing de la construction européenne.

Le fédéralisme européen y apparaît comme un mouvement sournois avançant caché aux yeux des peuples, en étant manipulé par quelques puissances occultes, ce qui n’est pas sans rappeler les méthodes utilisées par d’autres pour discréditer des opposants politiques voire des peuples entiers. Quelles que soient les motivations premières de ces outrances, elles n’en demeurent pas moins éloignées de toute réalité.

Si la question de l’existence d’un “peuple européen” est sans doute un objet de débat intéressant pour les intellectuels, concrètement tous les citoyens de l’Union européenne en tant que corps politique sont représentés au Parlement européen, avec un scrutin proportionnel qui permet par ailleurs à toutes les tendances politiques de s’exprimer. Les Européens et les Européennes de l’Union, dont les Français et les Françaises, exercent ainsi directement leur souveraineté sur toutes les décisions prises à Bruxelles, Luxembourg ou Strasbourg, uniquement en ce qui concerne des compétences qui ont été confiées aux institutions européennes volontairement par les Etats membres. Rien de surprenant, pas de projet caché. La simple vérité, sans doute un peu trop complexe.

Car oui, avec le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, parfois non élus directement par leurs peuples mais chéris par M. Morelle, ce sont bien ces députés élus par les citoyens qui sont les dépositaires de la souveraineté populaire des peuples de notre Union européenne. Il sont depuis le traité de Lisbonne si honni, législateurs à part entière, sauf dans certains domaines réservés aux Etats, comme la fiscalité et la défense. Et pour nous fédéralistes, c’est une avancée pour la démocratie, et donc pour la souveraineté populaire.

M. Morelle nous indique ainsi tout au long de cet entretien que tout opposerait souveraineté et fédéralisme, en particulier dans une France qui serait sous le joug complet de l’Union européenne. Il indique même que la souveraineté politique de la France serait en danger, comme le prouverait la fameuse affaire du récent arrêt estival de la Cour de justice de l’Union européenne, relatif à l’application aux militaires de la directive de 2003 sur l’aménagement du temps de travail.

C’est évidemment faux, et même si cela est martelé des dizaines de fois sur des sites internet et repris en masse sur les réseaux sociaux, cela ne rend pas plus vraie cette affirmation. Comme l’indique la Cour dans son arrêt, “la directive ne s’applique pas aux activités des militaires”, et elle rappelle à plusieurs reprises que la gestion des opérations militaires relève exclusivement de la compétence des Etats. L’arrêt vise simplement à indiquer que les activités de soutien, administratives, techniques, aux armées, ne peuvent être totalement exclues des règles en matière de temps de travail, sauf évidemment en temps de crise ou en opération. Mais comme on peut le constater, il est beaucoup plus fastidieux de démonter une fake news que de la créer ou de la répéter.

Ce n’est pas la seule approximation à laquelle se livre l’ancien conseiller des princes dans son assaut contre des élites qui seraient ivres de fédéralisme contre la volonté du peuple. Par ignorance ou par manipulation, l’histoire du fédéralisme européen qu’il nous livre n’a que peu à voir avec la réalité.

Passons sur le fait que le fédéralisme ne date pas de 1950. Comme tout défenseur de l’identité nationale, M. Morelle devrait pourtant savoir que notre fête nationale du 14 juillet célèbre la “Fête de la Fédération” organisée un an après la prise de la Bastille, qui visait à rapprocher des provinces françaises qui ne partageaient en 1790 souvent pas la même langue ni les mêmes institutions. Rappelons que c’est bien l’un des plus grands écrivains français, Victor Hugo, qui appelait en 1849 lors de l’ouverture du congrès international de la paix à la création des “Etats-Unis d’Europe”. Souvenons-nous également que d’humbles personnages, vraisemblablement connus de l’ancien élève de Science-Po Paris, comme Albert Einstein ou Aristide Briand, onze fois président du Conseil et initiateur de la loi de 1905 sur la laïcité, furent d’ardents défenseurs du fédéralisme européen voire mondial. Sans oublier, plus proche de nous, l’Abbé Pierre.

Mais surtout, au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce sont bien des résistants et antifascistes français et italiens, mais aussi des allemands, souvent rescapés des camps nazis, ou d’autres nationalités, qui seront les premiers à promouvoir la fédération européenne comme antidote à la guerre et remède au déclassement du continent et à la misère de ses peuples. Et c’est avec le United Europe Movement de Winston Churchill que les fédéralistes participèrent à l’organisation du Congrès de La Haye en 1948, qui lança la construction européenne.

Dépositaire de l’héritage et du projet fédéralistes dans notre pays, notre section française de l’Union des fédéralistes européens doit toutefois reconnaître ici et faire connaître à M. Morelle que les idées fédéralistes furent finalement minoritaires, au profit des partisans de l’intergouvernementalisme dont, déjà, les britanniques. La fédération européenne fut reportée, et c’est ainsi que sera perdue en 1954 la bataille de la communauté européenne de défense, dont nous avons la faiblesse de penser qu’elle est aujourd’hui d’une cruelle et australe actualité. Nous avons ensuite effectivement gagné celles de la monnaie unique, de la liberté de circulation, de la citoyenneté, mais curieusement, cet entretien passe sous silence la création du parlement européen et son élection au suffrage universel par tous les européens depuis 1979, expression pourtant évidente de la souveraineté populaire dans les institutions européennes.

Et si en France, la montée de l’extrême-droite est un fait depuis les années 80, comme le rappelle à juste titre M. Morelle, elle est probablement plutôt à lier à l’habitude prise progressivement par nos dirigeants nationaux d’ériger “Bruxelles” en bouc-émissaire de tous nos maux pour éviter de se remettre en cause. Une technique vieille comme la politique, pratiquée avec talents par les orateurs de la Grèce antique, qui favorise mécaniquement les partis nationalistes.

Les Etats, expression que nous préférons à celle de “nation” dans la mesure ou un État peut être constitué de plusieurs nations, ne sont par ailleurs pas solubles dans le fédéralisme. Au contraire. 40% de la population mondiale vit aujourd’hui dans une fédération d’Etats. Au Brésil, aux Etats-Unis, en Russie, en Australie, au Nigéria, en Allemagne, en Suisse, ou dans une certaine mesure, chez nos voisins britanniques, espagnols ou italiens, où l’évolution institutionnelle tend à être fédérale. Qui pourrait croire que l’Inde ou les Etats-Unis, par exemple, ne sont pas des Etats et ne sont pas aussi des fédérations d’États souverains jaloux de leurs prérogatives et très différents les uns des autres ?

La république fédérale indienne compte plus de 200 langues maternelles et la fédération américaine comprend 50 États extrêmement préoccupés par leur identité et leurs compétences propres. Ce qui n’empêche ni l’Inde ni les Etats-Unis de constituer des Etats forts qui protègent les intérêts communs de leurs États constitutifs, et permet à chacun de ces derniers d’exercer pleinement leur souveraineté dans leurs compétences respectives en matière par exemple d’éducation, de culture, d’infrastructures, de sécurité publique, de prestations sociales, de transport, ou d’environnement.

La souveraineté s’exerce d’autant mieux qu’elle est exclusive et partagée. Cela peut paraître contradictoire mais cela veut simplement dire que nous vivons chacun dans des territoires à plusieurs échelles. Dans notre commune, nous exerçons notre souveraineté sur les affaires de la commune, comme dans notre département, notre région et notre pays. Et c’est l’Etat qui le garantit. De la même manière, qui pourrait aujourd’hui sérieusement affirmer que nous aurions seuls en France la capacité d’être complètement souverains dans le monde, dans le domaine militaire, ou en matière de diplomatie, d’innovation, d’enseignement supérieur ou de recherche ? Ce n’est qu’une illusion brandie par les nationalistes de droite et de gauche pour gagner les esprits à leur cause.

Si nous devons exercer ces compétences ensemble en Europe, nous pensons en tant que fédéralistes que c’est démocratiquement que nous devons contrôler ce projet commun. Et c’est donc à tous les citoyens européens concernés d’exercer leur souveraineté commune à travers notamment un parlement élu à l’échelle de l’Union.

Autre abomination pour les nationalistes, les fédéralistes sont aussi favorables au fait de confier à un parlement mondial élu, plus démocratique que l’Assemblée générale ou le Conseil de sécurité des Nations Unies, des compétences très spécifiques et limitées, au hasard, en matière de prévention et de gestion des pandémies, ou d’environnement. Les virus et le dioxyde de carbone n’ont en effet que peu de considération pour les frontières. A l’inverse, nous sommes convaincus que l’exercice quasi exclusif au niveau local de certaines compétences est plus efficace pour les territoires et légitime pour les citoyens. Le fédéralisme que nous défendons confie les responsabilités clairement aux différents niveaux de gouvernance, de la commune aux Nations Unies en passant par les régions, les Etats et les unions continentales, permettant ainsi un contrôle démocratique par les citoyens concernés.

Ces fâcheux oublis d’un haut fonctionnaire ne sauraient toutefois faire oublier tous les défauts et les insuffisances des institutions européennes actuelles. Au-delà de l’absence d’un réel espace public européen qui entretient l’illusion, si nous voulons être réellement souverains, que devons-nous mettre en commun face à la Chine, à la Russie, voire à nos amis américains et australiens ? Apporter des réponses concrètes à cette question, c’est le meilleur moyen de protéger les Etats membres, leur diversité, leur identité, et leur liberté. Et en tant que fédéralistes, nous pensons que c’est démocratiquement que nous devrons nous protéger, au risque, justement, de perdre nos valeurs et donc notre identité française et européenne.

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