Quelle attitude pour l’Union européenne dans la résolution de la crise ouïghoure ?

, par Joséphine Calm, Simon Delaveau

Quelle attitude pour l'Union européenne dans la résolution de la crise ouïghoure ?
Avant-poste chinois au Xinjiang Source : Pxfuel

Alors que le monde entier avait, il y a peu, les yeux rivés sur les Jeux Olympiques d’hiver de Pékin, à quelques centaines de kilomètres seulement de la capitale chinoise plus d’un million de Ouïghours sont toujours enfermés dans des camps « d’internement » où ils subissent les persécutions du Parti communiste chinois.

En raison de la cruauté des actes commis par le régime, certains pays dont le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, le Royaume-Uni, la Lituanie et en tête les États-Unis ont effectué un boycott diplomatique de la compétition olympique. Résolution en faveur de la défense des droits humains ou décision stratégique traduisant des intérêts géopolitiques, l’attitude n’en reste pas moins courageuse si l’on compare avec la position adoptée par l’ensemble des pays européens. Exceptée la Lituanie, tous ont en effet fait preuve d’un comportement ambivalent à l’égard du régime chinois. À l’instar de la France, les européens n’ont pas boycotté ces JO mais n’ont pas non plus envoyé de représentants politiques majeurs sur place, seulement quelques responsables ministériels. Choquée par l’attitude de ses dirigeants, une partie de l’opinion publique européenne s’était saisie du sujet sous le slogan « No rights. No games ». Dénonçant leur « lâcheté » et parfois leur « complaisance » vis-à-vis de Pékin, élus, militants ou simples citoyens défenseurs de la cause des Ouïghours avaient ces derniers temps multiplié les actions sur les réseaux sociaux ou les manifestations dans les grandes villes européennes pour obtenir gain de cause, en vain.

Une conférence pour dénoncer les souffrances

Afin de faire résonner leur voix et de rendre compte des crimes commis par le Parti communiste chinois à l’encontre des Ouïghours, les Jeunes Européens Dijon, conjointement avec l’antenne jeunes d’Amnesty International de Dijon, ont organisé le 27 janvier dernier une conférence sur la question. Étaient conviés à cet évènement, l’eurodéputé français Raphaël Glucksmann, figure incontournable du mouvement pour la défense des droits des Ouïghours ; l’eurodéputé allemand Reinhard Bütikofer, président de la délégation pour les relations avec la République Populaire de Chine et la responsable Chine pour Amnesty France, Julia Cornalba. Ensemble, ils ont donné quelques pistes quant à l’attitude future que l’UE et ses États membres pourraient adopter face à la Chine pour aider les Ouïghours. L’article qui suit s’appuie en grande partie sur les nombreux éléments avancés tout au long de cette conférence.

Le « génocide » ouighours

Si la mobilisation en faveur des droits des Ouïghours ne date que de quelques années seulement, la crise ouïghoure, elle, est loin d’être récente. Depuis les années 1950 avec les premières politiques d’assimilation culturelle forcée, cette minorité chinoise musulmane vivant dans la région du Xinjiang subit des persécutions répétées de la part des autorités chinoises. La répression prend cependant un tout nouveau tournant avec l’arrivée de Xi Jinping à la tête du pays en 2013 et la nomination de Chen Quanguo comme secrétaire du parti au Xinjiang en 2016. Les violences s’institutionnalisent alors, se massifient et s’intensifient : le génocide s’apprête à commencer. Si l’appellation de génocide pour désigner la crise ouïghoure a longtemps fait débat, en partie à cause du manque d’informations sur leurs conditions de vie et de détention, il a été admis début 2021 que la situation remplissait tous les critères onusiens (reconnus par la Chine) pour être qualifiée de telle : meurtre, atteinte à l’intégrité physique et mentale, soumission forcée, transfert des enfants et mesures pour entraver les naissances. On estime aujourd’hui à près d’un million le nombre de ouïghours enfermés dans des camps, où ils y subissent torture, humiliations, stérélisation massive des femmes, viols en réunion, travail forcé… Au sein de ces camps, une grande partie d’entre eux est même mise au service de grandes marques occidentales de prêt-à-porter ou du numérique qui les exploitent presque gratuitement au travers de leurs sous-traitants afin de réduire au maximum leurs coûts de production. Enfin, pour les plus « chanceux », qui n’ont pas été enfermés, ils doivent faire face aux émissaires du parti qui sont envoyés dans leur famille pour les surveiller, et qu’ils sont obligés d’appeler « cousins ». « Notez le cynisme » (Glucksmann).

La population européenne qui se mobilise

Ce n’est que récemment que l’opinion publique européenne a pris conscience du drame qui se déroule actuellement au Xinjiang. Menée par des élus, à l’instar de Raphaël Glucksmann ou par des ONG telles que l’institut Ouïghours d’Europe, Amnesty international, Human Rights Watch… la mobilisation a peu à peu fini par grandir en France comme en Europe. Pétitions, interpellations de personnalités politiques, manifestations, rapports documentant les crimes commis, campagnes sur les réseaux sociaux, les moyens mis en œuvre sont d’une ampleur inédite pour un mouvement encore inconnu il y a peu. À l’image du hashtag #freeuyghurs ou de l’épisode des « carrés bleus » en référence aux couleurs des Ouïghours, les retentissements de ces actions ont parfois dépassé les résultats escomptés en termes d’audience. Grâce à cette forte pression, la mobilisation est parvenue à remporter certaines batailles. La publication de la liste des entreprises bénéficiant du travail des Ouïghours (la « liste de la honte ») et les nombreux scandales qui ont suivi ont notamment permis de faire reculer des marques comme Lacoste ou H&M, qui ont rompu tout contrat avec leurs (anciens) collaborateurs qui bénéficiaient directement ou indirectement du travail des Ouïghours.

Une Europe jusqu’ici pas à la hauteur des enjeux

Malgré la force de la mobilisation toujours plus grande, la situation semble désormais faire du sur-place en termes d’avancées à l’échelle française comme européenne. Les décisions prises par l’Union, comme les sanctions adressées début 2021 à l’encontre de quatre dirigeants chinois accusés de « graves atteintes aux droits de l’Homme » (gel des avoirs et interdictions de visas), font plus figure d’avertissements symboliques que de réelles sanctions pénalisantes pour la Chine. De plus, la réaction chinoise, par les sanctions similaires adoptées immédiatement à l’encontre de dix personnalités européennes et à leur famille - dont Raphaël Glucksmann qui considère cette sanction comme sa « légion d’honneur » - démontrent sa volonté de ne rien céder. Face à cette situation, nombreux sont ceux qui dénoncent le manque de courage des dirigeants politiques et l’impuissance de l’Europe. Concernant l’accord global sur les investissements entre la Chine et l’UE adopté partiellement le 30 décembre 2020, il a été suspendu en mai 2021 par la Commission européenne suite à la pression d’un groupe d’eurodéputés souhaitant le respect des droits humains et la réduction de la dépendance européenne à l’économie chinoise. Cette suspension n’est cependant pas définitive et laisse la porte ouverte à une renégociation. Plus récemment et à l’échelle française, c’est la reconnaissance de la crise ouïghoure comme génocide qui a fait parler d’elle : la France est en effet devenue le 20 janvier dernier le cinquième pays de l’UE à reconnaitre l’appellation de « génocide ». Si cela marque un tournant important, il n’a pour l’instant pas été suivi de mesures concrètes de la part des institutions françaises et européennes. Finalement, à part quelques avancées sur le plan symbolique, tout reste à faire.

Des relations diplomatiques dégradées

À l’heure actuelle, les liens qu’entretiennent l’Europe et la Chine ne sont pas au beau fixe. Cette dégradation des relations entre les deux puissances s’observe à de nombreuses occasions, particulièrement au sein de la sphère diplomatique. Si l’on observe par exemple les JO d’hiver de Pékin, on remarque que de nombreux pays européens ont effectué des changements de protocole concernant le statut des personnalités politiques envoyées aux JO pour les représenter : aucun chef d’État ou de gouvernement ne s’est rendu sur place. Jean-Michel Blanquer parle d’ailleurs de « messages qui sont clairs sur le plan politique » en faisant référence à cette situation. Moins récemment, en début d’année dernière, les sanctions réciproques prises à l’encontre de responsables politiques des deux parties témoignent des tensions ambiantes qui paralysent l’amitié entre l’Europe et la Chine. À l’avenir, ces relations pourraient même se fragiliser davantage. Certains élus ou militant - comme Raphaël Glucksmann - qui dénoncent ces « Jeux de la honte » et plus généralement le sort réservé aux Ouïghours, réclament de nouvelles sanctions à l’encontre des responsables chinois impliqués dans le génocide. Pourtant, même si cela aboutissait et que la pression diplomatique européenne augmentait, elle serait probablement insuffisante pour insuffler un changement de politique à la Chine, qui apparaît indifférente et toute puissante : réalité ou façade ?

La construction d’un marché économique européen plus juste

Si la diplomatie ne fonctionne pas, il reste tout de même un moyen aux pays européens pour faire entendre leur voix : l’économie. L’Union européenne est en effet le premier marché de consommation et la première puissance commerciale au monde devant la Chine et les États-Unis eux-mêmes. L’arme économique est donc une solution de choix pour faire pression sur la puissance chinoise, mais encore faut-il que des mesures soient adoptées en ce sens. L’eurodéputé Raphaël Glucksmann fait justement partie de ceux qui militent activement pour que de nouvelles dispositions soient mises en place au sein de l’UE. Parmi elles, un import-ban des produits de l’esclavage : aucun produit issus de l’exploitation d’êtres humains ne pourrait être commercialisé au sein du marché européen. Une résolution de ce type a d’ailleurs déjà été prise aux États-Unis l’année dernière envers les produits fabriqués au Xinjiang. En second lieu, l’instauration d’un devoir de vigilance des entreprises qui permettrait de s’assurer de la non-violation des normes environnementales ou des droits humains par les compagnies présentes sur le marché européen. Un texte sur le devoir de vigilance avait été adopté dans ce sens en mars 2021 par le Parlement européen, auquel devait faire suite une proposition de texte de loi par la Commission européenne. Si le projet n’a aujourd’hui toujours pas abouti, la présidence française de l’Union européenne devrait permettre de faire avancer les choses : la France étant déjà dotée d’une loi sur la vigilance des entreprises. Également soutenue par l’Allemagne, cette proposition a donc de fortes chances de voir le jour prochainement. Autre terrain de bataille des députés européens : l’accord d’investissement entre la Chine et l’Union européenne, dont ils ne cessent de demander l’annulation définitive.

Une Europe partagée

Si seulement c’était si simple. Pour mettre en œuvre toutes ses propositions, l’Europe, en plus de devoir faire preuve d’audace face au géant chinois - ce qui n’est déjà pas une mince affaire - devra surmonter un autre obstacle bien plus problématique, celui de ses divergences internes. Il apparaît en effet que certains pays sont plus disposés que d’autres à durcir leurs relations à l’égard de la Chine de Xi Jinping. La Lituanie, accompagnée de la Suède, de la Belgique ou encore de la Roumanie, font partie de ces États qui ont déjà par le passé infligé au moins un important revers politique ou économique aux activités chinoises au sein de leurs pays. À l’inverse, un grand nombre d’États comme la Grèce, l’Espagne, la Hongrie, l’Italie, l’Autriche, avec en tête l’Allemagne, multiplient les rapprochements économiques par la signature d’accords commerciaux ou d’investissements, renforçant ainsi une dépendance déjà très forte. Ce sont donc deux perceptions différentes des relations à entretenir avec la Chine qui s’affrontent et qui risquent de ralentir voire de rendre inopérant le processus de décision au sein de l’Union.

Le poids des lobbies

Comme si cela ne suffisait pas, c’est d’ailleurs ce que rappelle Raphaël Glucksmann, ce sont des entreprises européennes qui sont les meilleurs défenseurs des intérêts chinois au sein des institutions de l’Union (Commission, Parlement européen). Pour certaines, telle que Zara, qui bénéficient du travail des Ouïghours, il est évident que les mesures citées plus haut (import-ban et devoir de vigilance) pénaliseraient leur activité économique puisqu’elles ne pourraient plus exploiter d’êtres humains et réaliser des profits sales et démesurés. Pour d’autres, la raison est plus subtile. Certains grands groupes industriels, en particulier dans le secteur automobile allemand, sont extrêmement soucieux de leur accès au gigantesque marché chinois dans lequel ils effectuent une grande partie de leur chiffre d’affaires. Ils militent ainsi activement au sein des institutions européennes afin que ces dernières maintiennent de bonnes relations à l’égard de la Chine car le pire scénario qu’ils pourraient en effet imaginer serait que cette dernière pénalise leurs activités en représailles d’éventuelles sanctions européennes. Ainsi, la Chine n’a même pas besoin de déployer des efforts importants en matière de lobbyisme puisque le travail est fait pour elle par des firmes européennes peu regardantes sur les conditions de travail de leurs sous-traitants ou trop attachées à leurs bénéfices réalisés dans l’Empire du Milieu.

Un Avenir incertain

C’est donc au sein d’une Europe de plus en plus sensible au sort des Ouïghours mais partagée entre la préservation des intérêts économiques de ses États membres et la défense de ses valeurs fondamentales que le futur des relations avec la Chine doit être décidé. Une situation complexe donc, qui risque de porter préjudice à l’efficacité des européens dans la résolution de la crise. S’ajoute à ce constat une amitié Europe-Chine déjà dégradée à bien d’autres égards notamment par diverses ingérences sur le sol de l’Union, des manœuvres militaires provocatrices en Mer de Chine ou encore un discours hostile à l’égard de certains représentants européens. Autant de limites à une éventuelle amélioration de la situation des Ouïghours. La tâche s’annonce par conséquent ardue, et comme le dit Raphaël Glucksmann, « le combat continue ».

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