L’ouverture très médiatique du procès dans l’affaire Buwog la semaine dernière, dans lequel l’ancien ministre des Finances affilié au FPÖ Karl-Heinz Grasser figure parmi les principaux accusés [1] n’aura pas fait dévié les négociations de leur route. Déterminé, dès l’amorce des pourparlers avec les nationalistes le 24 octobre dernier à boucler la constitution d’une équipe gouvernementale avant les fêtes de fin d’année, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz peut désormais faire une croix sur les cheminées de la Ballhausplatz.
Une extrême droite dépossédée et exposée au sein d’un gouvernement « euro-critique »
Malgré ses réticences initiales, le président autrichien Alexander Van der Bellen aura finalement investi, ce lundi, tous les noms qui lui auront été suggérés : sept portefeuilles ministériels vont ainsi à l’ÖVP, six au FPÖ, et chaque parti reçoit un secrétariat d’Etat.
Si l’on peut se réjouir de l’obtention des Affaires européennes, traditionnellement réservées au chef de la diplomatie, par la chancellerie en vue de la présidence autrichienne du Conseil de l’UE [2], on peut déjà douter de la « forte orientation européenne » [3]] promise par le nouveau chancelier. Certes, il n’est plus question pour le FPÖ de défendre ses vieilles lunes (l’Austritt ou sortie de l’UE, l’abandon de l’euro, l’adhésion au groupe de Visegrád, etc.), ni d’aller claironner aux tribunes du groupe de l’Europe des nations et des libertés. La ligne du nouveau gouvernement promet cependant d’être « euro-critique », et ce plus par adoption de la ligne de Sebastian Kurz que par concession aux nationalistes.
L’engouement pour le « principe de subsidiarité » de celui-ci ne date pas d’hier. Sa fermeté sur l’immigration non plus. Il a déjà indiqué, à cet égard, que la présidence autrichienne organiserait un grand sommet de l’UE pour « résoudre le problème migratoire ». [4]] On peut donc s’attendre à ce que le chancelier s’aventure continuellement sur le pré carré de l’extrême droite.
Une autre configuration gouvernementale mérite d’être passée au tamis : l’attribution au FPÖ de trois ministères régaliens (les Affaires étrangères, la Défense et l’Intérieur). Il convient, en effet, de nuancer autant que possible les présages alarmistes qui planent sur cette concession inédite.
Dans le domaine des Affaires étrangères, l’Autriche, forte de sa neutralité historique et de la plateforme diplomatique d’envergure qu’est Vienne, aspire traditionnellement à jouer les « courtiers honnêtes » sur la scène internationale. C’est l’exercice auquel s’est essayé Sebastian Kurz lors de son passage au ministère, en voulant notamment organiser une rencontre bilatérale entre Poutine et Trump pour arrondir les angles entre l’Occident et la Russie. [5]
Conformément à ce dessein, les précédents gouvernements autrichiens se sont souvent dits opposés au renouvellement des sanctions contre la Russie, pour finalement se plier à la discipline de groupe lors des Conseils européens ad hoc. Si le FPÖ ne cache pas ses liens avec le parti Russie unie de Vladimir Poutine, il est peu probable que cette affinité vienne chambouler le consensus européen sur la question des sanctions.
Bien plus déterminant sera le dossier de l’adhésion de la Turquie à l’UE. L’accord de coalition « noir-bleu » consacre ainsi la nécessité d’enterrer toute perspective d’adhésion. Partisane d’une ligne très dure sur l’immigration, la nouvelle titulaire du poste, Karin Kneissl, devra convaincre les autres Etats membres et Ankara, soucieux de préserver le statu quo instauré par le pacte migratoire UE-Turquie.
Pour ce qui est des armées, le portefeuille de la Défense pourrait bien être une tunique de Nessus pour le FPÖ. Une fois aux commandes, celui-ci devra en effet piloter l’adhésion de l’Autriche à la Coopération structurée permanente (PESCO), reniant ainsi sa position traditionnelle de tenant d’une « neutralité parfaite », et, surtout, s’attaquer à l’épineux dossier relatif au « scandale des Eurofighter », [6] dont les déboires au sein d’une partie de l’électorat autrichien, sidérée par l’amateurisme dont a fait preuve le ministère dans sa gestion du dossier, sont tangibles.
Il reste alors l’Intérieur. Après une décennie passée à décrier la politique migratoire des « grandes coalitions » depuis les bancs de l’opposition, le FPÖ accède enfin aux manettes de la sécurité intérieure. Outre le fait que la ligne extrêmement ferme préconisée par le nouveau chancelier laisse peu de marge de manœuvre à l’extrême droite pour capitaliser sur ses initiatives, les politiques menées par ce ministère seront forcément attendues au tournant par l’opposition - et par l’UE. La première volée de bois vert ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. L’Italie, offusquée par la proposition, faite par le nouveau gouvernement, d’accorder un passeport autrichien aux personnes « d’ethnie germanique » vivant dans la province autonome de Bolzano (Tyrol du Sud), sera forcément rejointe par d’autres Etats membres, dans un contexte européen de crispation face aux sécessionnismes.
Concessions socio-économiques : la périlleuse pirouette du FPÖ
Aculée sur les politiques migratoires, de sécurité et européenne, l’extrême droite risque également de pâtir des mesures socio-économiques qu’elle s’est engagée à mener au sein du nouveau gouvernement. Celles-ci risquent, en effet, d’écorner sérieusement la « fibre sociale » dont le FPÖ s’est tant targué durant la campagne pour les élections législatives. Durant cette dernière, en effet, outre la rhétorique simplificatrice relayée par tous ses ténors qui consistait à réclamer une cession des compensations versées aux réfugiés pour renflouer le pécule du contribuable autrichien, le parti est allé jusqu’à s’arroger le titre de « soziale Heimatpartei » (le parti patriotique social) au nez et à la barbe des sociaux-démocrates (SPÖ) et des Verts.
Une telle posture, cependant, ne s’appuyait pas que sur des vœux pieux ou sur des vociférations habilement proférées. Durant les dernières semaines de la précédente législature, à l’heure où les députés du SPÖ et de l’ÖVP s’étaient tout juste affranchis des contraintes de leur accord de coalition, bon nombre d’observateurs autrichiens se sont empressés de noter des « coalitions ponctuelles », fruits d’une convergence idéologique entre le SPÖ, le FPÖ et les Verts sur d’importants dossiers économiques et sociaux. [7]]
L’ÖVP et le parti libéral NEOS, quant à eux, campaient sur la position opposée. De quoi faire longtemps spéculer les analystes politiques sur la cohérence et l’éventualité d’une coalition « rouge-bleue-verte » à l’issue des élections, et susciter l’inquiétude du patronat, traditionnellement acquis au programme des chrétiens conservateurs. [8]]
Toujours très populaire parmi les cols bleus autrichiens, comme l’ont montré les enquêtes sociologiques du vote au lendemain des élections, [9]] le FPÖ pourrait donc bien être gêné aux entournures lorsqu’il s’agira d’expliquer à sa base électorale les bienfaits d’un programme de coalition résolument libéral, prévoyant notamment la flexibilisation du temps de travail (journée de 12 heures) et l’application du CETA, deux mesures concédées à l’ÖVP en échange d’une remise en question de l’interdiction totale du tabac dans la restauration (maintenir les salles fumeurs séparées) initialement prévue pour mai 2018. [10]]
L’Autriche est parmi les Etats de l’Union où les réticences de la société civile sont les plus saillantes vis-à-vis du CETA. La plupart des syndicats, qui jouissent d’un rôle prépondérant, y sont d’ailleurs opposés. En janvier 2017, une pétition [11] avait obligé les députés à discuter d’une éventuelle interdiction de la ratification de nouveaux traités, et l’ancien chancelier socio-démocrate Christian Kern à geler tout projet d’adoption par l’Assemblée fédérale jusqu’à la fin de son mandat. La patate chaude renvoyée à la nouvelle coalition incommodera donc beaucoup plus le FPÖ, qui s’est toujours farouchement opposé au CETA et a toujours défendu l’organisation d’un référendum pour « plus de démocratie directe » sur la question, [12] que l’ÖVP, convaincu des bienfaits du traité depuis le début et désireux de procéder à sa ratification dans les meilleurs délais.
La droite au pinacle, l’extrême droite en prête-le-flanc et la gauche en embuscade
En s’appuyant sur un programme résolument droitier en matière d’immigration et de sécurité, que l’extrême droite a souvent qualifié de « pur plagiat » durant la campagne pour les élections législatives, Sebastian Kurz laisse peu de place au FPÖ pour battre la caisse sur ses sujets de prédilection au sein de la coalition gouvernementale et met le parti face à ses responsabilités en lui confiant - une première - l’Intérieur. De manière analogue, le rattachement de la politique européenne à la chancellerie et l’acceptation négociée d’une attitude plus amène vis-à-vis de l’UE de la part des nationalistes condamnent ces derniers à renoncer à un de leurs arguments fétiches.
En remportant les Finances et l’Economie, et en ne concédant au FPÖ que les Affaires sociales et la Santé, l’ÖVP pourra appliquer sans écueils son programme résolument libéral, et risque ainsi de fragiliser les « prétentions sociales » de l’extrême droite vis-à-vis d’une partie de l’électorat de celle-ci. Dans le moyen terme, cela pourrait constituer une aubaine pour les sociaux-démocrates (SPÖ). Emmenés par le précédent chancelier, Christian Kern, ceux-ci peuvent espérer tirer profit de leur cure d’opposition en s’affirmant, en l’absence des Verts, comme les seules tenants d’une ligne socialiste, progressiste et écologiste, et reconquérir une partie de leur électorat historique ayant glissé vers l’extrême droite.
Le FPÖ doit en partie son succès à l’instrumentalisation de la crise des réfugiés à partir de 2015, un sujet désormais solidement capté par les conservateurs chrétiens (et par une partie des sociaux-démocrates). Il n’est donc pas inconséquent de se demander à quoi ce parti ressemblera à la fin de la législature - et quels pourraient-être les effets de cette transformation sur la vie politique autrichienne, dans laquelle il est désormais solidement ancré.
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