Renforcement assisté de l’Etat de droit au Kosovo
Constitué à 90% d’Albanais ethniques, le Kosovo fut une province autonome de la République socialiste de Serbie sous la Yougoslavie titiste. Ses larges compétences furent abolies par l’Etat serbe au profit d’une recentralisation brutale à la fin des années 1980. S’en est alors suivie une décennie de répression policière et de rébellion kosovare armée. Pour mettre fin à une situation humanitaire préoccupante, l’OTAN lança une campagne de bombardement de la Serbie en 1999 et une mission internationale d’administration du Kosovo, la MINUK, fut mise en place [1].
Neuf ans plus tard, au lendemain de la déclaration formelle d’indépendance du Kosovo en février 2008, l’Europe créa la mission EULEX, supposée soutenir les autorités de Pristina dans leurs efforts d’instauration d’un Etat de droit. Complémentaire de la MINUK, ses compétences couvrent la justice, la police et les questions douanières.
Depuis sa mise en place en 2009, des ressources considérables furent déployées pour mettre en place ce qui est aujourd’hui la mission la plus large de l’Union européenne en dehors de ses frontières. Avec environ 1 600 agents et un budget de 111 millions d’euros, EULEX pouvait légitimement susciter un certain nombre d’attentes. Le scandale ayant éclaté à la fin du mois d’octobre prouve que ces attentes n’ont pas été véritablement comblées.
Corruption de magistrats et cécité de la hiérarchie
L’affaire remonte aux années 2012 et 2013. A l’occasion d’une enquête sur un haut fonctionnaire kosovar, la procureure spéciale d’EULEX Maria Bamieh découvre que la corruption pourrait atteindre la mission européenne elle-même. Des hauts responsables d’EULEX auraient reçu de généreux pots-de-vin pour relaxer des suspects accusés de meurtre, relâcher la protection sur certains témoins et retirer des dossiers des mains de procureurs trop zélés. Sont mis en cause la procureure générale d’EULEX Jaroslava Novotna et le président de l’assemblée des juges, Francesco Florit.
Après en avoir référé à sa hiérarchie et ouvert une enquête officielle en interne, Maria Bamieh fut la proie à des pressions et menaces constantes au sein d’EULEX. Elle allèguera plus tard que plusieurs responsables, comme le procureur Jonathan Ratel, auraient tenté d’étouffer l’affaire et de couvrir les responsables soupçonnés de corruption.
L’affaire prit une toute autre ampleur lorsque le journaliste d’investigation kosovar Vehbi Kajtazi du journal Koha Ditore révéla le scandale au public. La veille de la publication de l’affaire dans Koha Ditore, le 27 octobre, Maria Bamieh fut suspendue de ses fonctions pour avoir divulgué des informations sensibles et Vehbi Kajtazi fut menacé de poursuites judiciaires pour avoir dévoilé l’identité de témoins protégés.
Alors que la force locale de lutte contre la corruption se saisit elle-même de l’affaire, la direction d’EULEX multiplia les démentis et tenta de décrédibiliser la procureure Bamieh. Après quelques jours, EULEX prit un ton plus conciliant et invoqua une « tolérance zéro » envers la corruption tout en lançant une enquête interne avec davantage de bonne volonté et de transparence. L’affaire remonta à Bruxelles et la nouvelle Haute Représentante Frederica Mogherini nomma un « expert indépendant », le juriste Jean-Paul Jacqué, pour établir un rapport sur les dysfonctionnements au sein d’EULEX. Parlement européen, Office européen de lutte anti-fraude, Service Européen pour l’Action Extérieure, etc. Tous les organismes compétents se saisissent aujourd’hui du dossier, mais le mal est fait.
Une affaire révélatrice d’un système entièrement dysfonctionnel ?
Cette affaire vient à l’appui de critiques déjà nombreuses sur l’efficacité et les réalisations de la mission EULEX. En six ans, la mission n’est parvenue à inculper et à condamner des individus que dans des cas d’infractions mineures, et aucun officiel de haut niveau ne fut reconnu coupable. EULEX, qui est présentée comme une avancée et qui ne vit le jour qu’après de longues tractations entre Bruxelles, Pristina et Belgrade, est aujourd’hui largement décrédibilisée.
Les Kosovars auraient pourtant besoin d’un appui infaillible de la communauté internationale. L’économie kosovare est l’une des plus pauvres d’Europe, stagne et ne parvient pas à attirer les investissements étrangers. La reconnaissance internationale du Kosovo ne progresse pas et sa souveraineté est toute relative [2]. Le pays est encore frappé par la haute criminalité et la corruption, et demeure empêtré dans une crise politique que seule une intervention des Etats-Unis a partiellement débloquée. Les rapports entre élites nationales et responsables occidentaux demeurent occultes et troubles.
Quant à la liberté de la presse, le Kosovo est en 80e position sur 180 au classement mondial sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Manifestement, les pressions sur les médias indépendants ne proviennent plus uniquement des autorités kosovares, mais également de missions internationales.
Une Union violatrice de ses valeurs fondamentales ?
Bien entendu, l’affaire n’est encore qu’au stade de soupçons, et la présomption d’innocence doit prévaloir. Néanmoins, le scandale EULEX est lourd d’enseignements sur le comportement et l’utilité de missions internationales dans des Etats comme le Kosovo. Deux questions peuvent être soulevées dans ce contexte. Quelle fut l’implication et le rôle de hauts dirigeants européens, comme l’ancienne Haute Représentante Catherine Ashton, dans l’étouffement d’une telle affaire ? Plus fondamentalement, comment l’Union peut-elle se présenter comme protectrice des libertés fondamentales et de l’Etat de droit, si elle bafoue elle-même ces valeurs une fois détentrice d’un semblant d’autorité ? Espérons que l’enquête en cours lève le voile sur cette affaire.
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