Sylvain Kahn : « L’Europe, c’est tout à fait baroque »

, par Thomas Arnaldi

Sylvain Kahn : « L'Europe, c'est tout à fait baroque »

Sylvain Kahn est Professeur agrégé d’histoire et enseignant-chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Son dernier ouvrage Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945, est paru aux PUF (Presses Universitaires de France) en 2018. Le Taurillon est allé à sa rencontre pour évoquer les crises politiques européennes. Social-démocratie, Brexit, Populismes, Sylvain Kahn nous livrent ses impressions et donnent ses pronostics pour les élections européennes de 2019.

Le Taurillon (LT) : La construction européenne est souvent favorisée par le consensus européen entre droite et gauche. Aujourd’hui la social-démocratie est en crise, comment analyser cette chute de la social-démocratie européenne ?

Sylvain Kahn (SK) : La social-démocratie est en crise et c’est d’autant plus frappant en Europe que l’Europe en a été le berceau. La social-démocratie a beaucoup de mal à réactualiser les promesses qui ont été les siennes tout au long du XXème siècle dans le monde d’aujourd’hui. Avec la mondialisation financière et industrielle, cela rend difficile l’obtention de nouvelles conquêtes sociales et la réduction des inégalités en ayant pour cadre d’action le territoire de l’Etat-Nation. D’une manière un peu ironique, la social-démocratie qui s’est toujours inscrite dans une idéologie internationaliste, est mise en difficulté du fait que le monde et en particulier l’économie se sont internationalisés. Elle ne parvient pas à offrir une réponse à cette évolution parce que les partis sociaux-démocrates ou socialistes continuent de fonctionner dans le cadre des Etats-Nations.

LT : Est-ce qu’avec la chute de la social-démocratie et la montée des populismes de droite, assiste-t-on aujourd’hui en Europe à un nouveau clivage entre les pro et les anti-européens plutôt que le clivage traditionnel de gauche et de droite ?

SK : Alors oui et non ! Non d’abord parce que d’une façon à laquelle on ne s’attendait pas forcément, le populisme a une variante ou une déclinaison progressiste. Tout en diagnostiquant la crise de la social-démocratie, on se rend compte que les choses ne sont pas complètement uniformes. Je me demande si en même temps qu’on est obligé de constater la crise de la social-démocratie, voire de son épuisement, il n’est pas également nécessaire de constater le fait qu’il existe un populisme de gauche à même enseigne. Chantal Mouffe dit par exemple que la gauche ne doit pas laisser le monopole du populisme à la droite, il faut donc inventer et revendiquer un populisme de gauche. Ce n’est pas du tout impossible que dans les mois ou les années qui viennent, ce courant prospère. On pourrait avoir ce clivage – ce ne sera pas le seul – entre ce qu’on appellerait dans l’état actuel de nos connaissances et de nos concepts un populisme de droite et un populisme de gauche.

LT : Donc le clivage droite/gauche traditionnel demeure et se transforme. Il y a aussi une manière de répondre « oui » à cette question, notamment avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir en France. Avec ses grands discours de la colline de la Pnyx à Athènes ou de la Sorbonne à Paris, on évoque souvent un « grand moment européen » pour la construction européenne. Que peut-on en attendre ?

SK : Avant de parler de grand moment européen, il faut voir si les discours d’Emmanuel Macron embrayent dans l’action politique concrète. Actuellement on a un grand moment européen pour la France, puisque le Président de la République français s’est fait élire sur un programme résolument pro-européen et il confirme cette orientation. On pourra dire que ces deux discours ont jalonné un grand moment pour l’Europe ou pour l’histoire des Européens, si dans 5 ou 10 ans, on peut considérer que les idées qui sont actuellement portées par Emmanuel Macron ont, d’une manière ou d’une autre, motivé l’histoire européenne. Pour l’instant on n’en est pas là. Emmanuel Macron n’a pas encore véritablement trouvé de soutien à son programme très ambitieux de politiques européennes. Mais néanmoins, on voit émerger ces dernières années et même très récemment ces deux dernières années, une cristallisation dans les débats électoraux entre les Proeuropéens et les Eurosceptiques.

LT : Ce clivage entre pro-Européen et anti-européen se joue surtout dans les pays d’Europe occidentale alors que dans les « nouveaux » Etats-membres la question se pose moins…

SK : Paradoxalement oui. En tout cas la question ne se pose pas en termes, « est-ce qu’il faut sortir de l’UE », elle se pose en termes de « Bruxelles n’a-t-il pas trop de pouvoir ». Mais là on tombe à nouveau dans le populisme.

LT : Emmanuel Macron a lancé le 17 avril les consultations citoyennes à Epinal après s’être rendu au Parlement européen à Strasbourg. Ces consultations devraient se tenir dans les 27 Etats membres de l’UE, que doit-on attendre de ces consultations ?

SK : Comme souvent, on va juger d’une belle et d’une bonne idée sur sa réalisation et sur ses résultats. Dans tous les cas, on ne peut que se réjouir de l’idée de faire du projet européen ou de l’intégration européenne un grand motif de débat public et de débat citoyen. C’est une très bonne idée qu’on puisse parler d’Europe. La question est de savoir comment les organisateurs de ces débats vont s’emparer et les mettre en œuvre. Est-ce que ça va rester un débat entre individus et citoyens qui sont déjà mobilisés – peu importent qu’ils soient pour ou contre – déjà partie prenante d’une vie associative et militante ? Ce serait déjà formidable car il y a beaucoup de personnes dans la vie militante et associative. Ou alors est-ce qu’un tel débat va être mis en place de telle manière que les citoyens non-spécialement engagés dans une activité associative ou militante quel que soit le secteur, vont avoir le sentiment que leurs opinions sur la construction européenne est pris en compte ?

LT : En parallèle, La République En Marche (LREM) organise une grande marche pour l’Europe lancée le samedi 7 avril pour préparer le programme du parti aux élections européennes. Est-ce susceptible de confusion avec les consultations citoyennes ?

SK : Il y aura toujours des gens pour s’abriter derrière une éventuelle récupération politique pour ne pas participer aux consultations citoyennes et ça les arrangeraient bien. Je crois qu’on est dans une vie politique démocratique : il y a un parti arrivé au pouvoir sur un programme très européen dont le candidat était porteur de cette idée a fini par être élu à la Présidence de la République. Ne soyons pas hypocrites, le mouvement En Marche n’a pas besoin de faire semblant de vouloir militer pour l’Europe au motif que son candidat est arrivé au pouvoir et que le Président est issu de ses rangs et lance une consultation citoyenne visant tous les citoyens. Ce qui serait souhaitable, c’est que les consultations citoyennes – sous les formes qu’elles prendront – ne se réduisent pas à des réunions publiques dans lesquelles ne se trouveraient que des militants d’En Marche. Ce serait dommage, mais après tout, la marche pour l’Europe initiée par LREM, si d’autres mouvements politiques veulent faire leurs propres marches pour l’Europe en disant « Nous on est pour l’Europe mais on n’est pas pour la même Europe que celle d’En Marche ». Alors très bien ! L’Europe appartient à tous ceux qui veulent s’en saisir. Que cent fleurs européennes s’épanouissent.

LT : Les élections européennes vont se dérouler en mai 2019. Par rapport aux élections européennes précédentes, on a l’impression que la campagne a déjà commencé, ce qui est relativement inédit. Quels seraient vos pronostics ?

SK : Je pense que le virage ou plutôt la bifurcation ou l’inflexion des partis populistes eurosceptiques vers ce que deux auteurs allemands ont appelé un « souverainisme mou » , peut aider les partis populistes de droite à élargir leur base électorale. Pour autant, en raison de la cristallisation des élections des derniers mois sur la question européenne, on pourrait avoir en même temps la consolidation de députés qui se sont franchement engagés pendant la campagne au nom de l’approfondissement de l’Europe.

Cela peut donc très bien se traduire par un effritement, voire un effondrement du groupe des Socialistes et Démocrates européens (S&D) ainsi qu’une consolidation et un développement du groupe des Libéraux de ALDE (Alliance des Libéraux et Démocrates pour l’Europe). Avec un renforcement des partis eurosceptiques populistes de droite, la question est de savoir que va devenir le PPE (Parti populaire européen). Il est probable que les partis du type Podemos (gauche radicale espagnole) et du type Ciudadanos (centre-droit espagnol) augmentent un peu partout et que la crise de la social-démocratie s’approfondisse. D’une manière générale, on aura une sorte de cristallisation entre les partis d’inspiration démocrate-chrétienne résolument pro-européens et les partis plus conservateurs et plus sceptiques vis-à-vis de l’Europe.

LT : Les élections européennes de 2014 sont vues comme un essor des extrême-droites européennes. Pour 2019, doit-on s’attendre à une reconfiguration du paysage politique européen ?

SK : Oui, avec une consolidation voire une émergence des familles libérales pro-européennes élargie.

LT : Pour la première fois en 2019, il n’y aura plus de députés européens britanniques. Avec le Brexit, on est face à la première « désintégration » européenne. Est-ce un échec pour l’intégration européenne ?

SK : Je parlerais plutôt de rétrécissement plutôt que de désintégration européenne. Si on veut être littéral, le Brexit est à opposer à l’élargissement. Le phénomène d’intégration européenne n’est pas que territorial mais multifactoriel. Jusqu’à présent, l’UE n’a cessé de s’élargir, mais pour la première fois elle rétrécit. Le Brexit est un vrai problème, c’est une difficulté mais ce n’est pas un registre de crise supplémentaire comme le sont depuis 2005 la crise politique, la crise économique, sociale et territoriale et la crise géopolitique. Pour moi, le Brexit est un problème localisé. Il n’y aura pas d’effet domino du Brexit. C’est un vrai défi pour l’UE mais ce n’est pas paru un défi insurmontable, ce n’est pas un élément de crise à mettre sur le même plan que les autres.

LT : Certains travaillistes du Labour estiment que ce serait légitime de faire un nouveau référendum sur l’accord de sortie du Royaume-Uni…

SK : Je suis convaincu que les Britanniques ne revoteront pas. Même si c’est un cliché de le dire, le Royaume-Uni est une grande démocratie représentative. Revenir en arrière en faisant revoter sur un second vote, je n’y crois pas. Ce qui serait tout autant légitime et beaucoup plus malin, c’est de redonner la main au Parlement britannique. C’est un peu étrange quand on se place dans la perspective de la culture politique britannique, que la décision aussi importante de quitter l’UE soit prise par référendum et non pas par voie parlementaire.

LT : Ce référendum explique notamment une certaine autolimitation des parlementaires britanniques à revenir sur la question du Brexit…

SK : En grand adepte de la démocratie qu’ils sont, quand bien même la majorité d’entre eux n’a pas voté ou ne voterait pas pour le Brexit, les parlementaires britanniques considèrent, dans leur grande sagesse et habitude démocratique, que le Parlement ne peut pas en conscience défaire ce qui a été demandé et obtenu par le suffrage populaire. En revanche, lorsqu’il s’agira de se prononcer sur l’accord de sortie, ce sera une nouvelle décision à prendre, un nouveau vote. Le Parlement britannique peut très bien dire que « nous mettons en œuvre la volonté populaire de juin 2016, mais dans le cadre de la grande tradition britannique, il appartient au Parlement britannique de ratifier ou non cet accord de sortie. »

LT : Avec la « crise » du Brexit, peut-on attendre une relance de l’Europe sans les Britanniques ?

SK : Va-t-il y avoir une relance de l’Europe, c’est encore autre chose. Pour cela, il faudrait être sûr que les Français et les Allemands se donnent vraiment pour objectif de la relancer. La relance de l’Europe, c’est toujours pareil. C’est moins une question idéologique et une question de conviction qu’une question d’intérêts bien compris qui se traduit par l’identification d’un certain nombre de sujets et de dossiers pouvant donner lieu à des politiques publiques sur lesquelles tout le monde ou la très grande majorité des membres de l’Union européenne s’accorde. Ça donne à la construction européenne son aspect un peu baroque alors que les gens veulent du classicisme dans les affaires constitutionnelles. Les Européens préfèrent du Corneille, du Racine et pas du Louis II de Bavière. Or l’Europe, c’est complètement baroque. Il existe des projets où sans savoir pourquoi on décide de mettre l’accent là-dessus et puis tout le monde y va et on se retrouve avec une nouvelle politique publique communautaire sur un sujet que personne n’avait venu venir sauf les spécialistes qui bossaient dessus depuis 10 ans. Si la relance doit se faire, elle se fera parce qu’il y aura un sujet où tout le monde trouve intéressant d’y aller ensemble.

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