L’année dernière, notre journal fêtait son quinzième anniversaire. Créé en 2005 à la faveur de l’issue (malheureuse) du traité sur la Constitution européenne en France, Le Taurillon s’est toujours affairé à faire vivre le débat européen et à décrypter l’actualité et les thématiques du continent.
L’année dernière, nous nous sommes notamment retournés sur le chemin parcouru par l’Union européenne depuis le traité de Rome avorté, avec une grande série « 15 ans de politique européenne ». Cette année, place à la seconde partie, forcément plus théorique, voire fantaisiste, mais tout de même instructive : UEtopie 2036.
La crise de la Covid-19 depuis le début de l’année 2020 n’a fait que le confirmer : l’Union européenne est actuellement à un carrefour de son histoire, un moment de crise authentique, eu égard à l’étymologie du mot : krisis en grec ancien signifiant « jugement », le moment de juger d’une décision qui aura des conséquences décisives sur l’avenir. La pandémie a révélé au monde un visage profondément ambigu de l’Union européenne, capable à la fois de s’entredéchirer durant d’interminables Conseils européens d’urgence, mais aussi de proposer des plans novateurs, comme le Pacte vert pour l’Europe (juste avant la pandémie toutefois) et surtout le plan de relance Next Generation EU. Une contradiction majeure émane pour autant de ce dernier : ce plan d’essence fédéraliste s’est fait à l’unanimité des Etats membres présents lors du Conseil européen de juillet 2020. Une « victoire à la Pyrrhus » comme nous le qualifions à l’époque, tant le fameux « groupe des radins » s’est évertué à contenir toute l’ambition de ce plan, au prix d’importantes coupes dans le budget européen négocié parallèlement.
Ce moment de « crise » au sens grec ancien du terme, oblige donc à réfléchir sur le développement futur de l’Union européenne : soit elle transforme « l’essai fédéraliste », tout en investissant dans des politiques d’avenir et en rendant ses institutions plus efficaces, notamment sur la scène internationale, soit elle se laisse emporter par les passions collectives et populistes court-termistes et démagogiques qui causeront finalement sa perte. Au-delà de la crise sanitaire, bien d’autres défis existentiels guettent l’Union européenne pour ces quinze prochaines années.
Le défi climatique tout d’abord. L’astronaute Thomas Pesquet, actuellement dans la station spatiale internationale, nous envoie suffisamment de clichés de la Terre, si belle et fragile. Sur nombre de photos, les effets du changement climatique et de la crise environnementale se font flagrants. Pour filer la métaphore céleste, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen avait qualifié l’adoption du Pacte Vert pour l’Europe de « pas de l’Europe sur la Lune » (« Europe’s Man on the Moon Moment »). Tout ne fait pourtant que commencer, le continent européen doit atteindre la neutralité carbone d’ici 29 ans très exactement et d’ici 2036, il devra avoir réduit ses émission à bien plus de 60% par rapport au niveau de 1990. Au vu de l’intégration croissante des marchés énergétiques et électriques, ainsi que la nécessaire place de l’Union sur la scène climatique internationale, seule une Europe plus fédérale pourra relever ce défi aussi titanesque que nécessaire. Pour autant, il n’est pas non plus exclu que l’Union subisse une régression de l’intégration et une renationalisation de certaines compétences. Dans ce cas, la difficile coordination des États, notamment pour acheminer de l’électricité renouvelable et imposer des clauses commerciales en faveur du développement durable.
Le défi économique ensuite. La pandémie de Covid-19 est et sera responsable d’une forte baisse du PIB de l’Union européenne dans des proportions encore plus importantes que lors de la crise de 2007-2008. La portée du plan de relance Next Generation EU est encore à estimer, dans la mesure où les États membres sont en train d’élaborer sa mise en place (notamment l’Allemagne, dont le Tribunal constitutionnel vient de rejeter la demande en recours d’un collectif de citoyens hostiles). Les 750 milliards d’euros à dépenser entre 2021 et 2024 sont répartis entre 390 milliards d’euros d’emprunts réalisés par la Commission européenne, distribués sous forme de subventions, et 360 milliards d’euros de prêts classiques. Une avancée fédérale intéressante mais fragile, et dont la pérennité n’est pas du tout assurée. Seul un système économique vraiment fédéral permettrait à l’Union européenne de s’affranchir des conséquences délétères des crises, la vivacité des chocs asymétriques dans le marché unique étant compensée par un budget conjoncturel qui fait cruellement défaut à l’heure actuelle. Une fragmentation de l’Union et du marché unique ne conduirait qu’à un marasme économique et à une perte importante de richesse parmi les citoyens européens.
Last but not least, le défi politique. Les institutions européennes sont encore trop teintées d’intergouvernementalisme pour permettre à l’Union européenne d’exister pleinement sur la scène internationale et dans l’esprit de ses citoyens. La règle de l’unanimité, encore si présente dans bien des décisions stratégiques, doit être abolie pour éviter des blocages portant préjudice au plus grand nombre. La conception de la loi au niveau européen doit gagner en efficacité pour qu’elle réponde en temps et en heure aux grands défis de notre temps. Des attributs typiques d’une Europe fédérale. A l’inverse, une Europe politiquement morcelée ferait encore moins le poids face à des géants géopolitiques plus ou moins hostiles, comme la Russie, la Chine, les États-Unis, ou encore le Brésil et l’Inde.
Le défi politique concerne aussi la perception des citoyens vis-à-vis de l’Union, et notamment son sentiment d’identification. L’identité européenne doit faire partie, à l’instar des identités régionale et nationale, de notre univers mental, via le concept déjà bien connu d’identité inclusive. Une Europe fédérale réellement présente dans les médias et la vie des citoyens, respectueuse du multilinguisme et des particularismes locaux, est la seule finalité envisageable. A l’inverse, une Europe minée par les divisions politiques ne ferait que raviver les sentiments les plus méphitiques entre États ayant déjà un lourd passif de conflits destructeurs.
Le but de la série d’articles qui émaillera le mois de mai et une partie du mois de juin n’est pas de s’adonner à la prospective rifkinienne qui se veut follement réaliste et pleines de promesses un brin mirifiques, mais d’inciter à la réflexion sur ce qu’un modèle fédéral pour l’Union européenne, ou au contraire une désintégration politique et économique, pourraient apporter à notre continent d’ici une quinzaine d’années. Sans avoir forcément les moyens de tout changer du jour au lendemain, au moins peut-on gagner du temps en commençant à réfléchir sur des pistes d’amélioration de l’intégration et sur les dangers que celle-ci court actuellement. Nous vous souhaitons une bonne lecture et une très bonne fête de l’Europe !
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