Raison d’État et méthodes intergouvernementales prédominent toujours plus dans le système des Nations unies, bloquant de facto le développement nécessaire d’une plus forte gouvernance mondiale face à de nouveaux défis du millénaire. Par conséquent, ce dont nous avons besoin est de construire un « contre-pouvoir » des citoyens qui sont conscients de la destinée commune de l’humanité et de la nécessité d’une coopération, plutôt que d’un affrontement. Mais comment un tel activisme civique à l’échelle de la planète peut-il émerger ?
Comme le relèvent de fins observateurs, les larges mobilisations contre la guerre en Irak (2003) n’ont pas simplement donné naissance à une sphère publique européenne transnationale, mais aussi à l’affirmation d’une opinion publique mondiale – quelque chose de similaire avec ce qui était déjà arrivé dans les années 1960 avec la mobilisation des jeunes étudiants à travers le monde contre la guerre du Vietnam et les derniers relents de la colonisation occidentale.
Depuis lors, jour après jour, de plus en plus de citoyens devinrent de plus en plus connectés au niveau mondial grâce aux réseaux sociaux, l’accroissement des opportunités de mobilité, et une croissante coopération économique, éducative, scientifique et artistique, malgré les limites que les nationalismes et les régimes autoritaires essaient d’imposer à la libre-circulation des personnes.
Sur le développement progressif d’une société civile mondiale se construit l’espoir « cosmopolite » pour la démocratisation de la mondialisation. Mais ce ne peut advenir sans le renfort d’une approche institutionnelle.
Par conséquent, une question semble être centrale : Comment mettre les citoyens au cœur du projet des Nations Unies ? Encore une fois, comme toujours, nous avons besoin d’un exercice de prospective politique.
Le Mouvement fédéraliste mondial (World Federalist Movement) a commencé il y a plus de 70 ans, une campagne fondamentale en faveur de l’introduction d’une Assemblée parlementaire des Nations unies (UNPA), comme une première étape vers un Parlement mondial, qui représenterait finalement les citoyens du monde entier. Cependant, cette approche ne semble pas suffisante à l’ère d’un parlementarisme attaqué de toute part, et où la distance entre les institutions et les citoyens est grandissante, au moins aux yeux de l’opinion publique. Comme plusieurs théories démocratiques l’ont démontré, les seules institutions représentatives ne sont pas suffisantes pour ériger une démocratie de grande qualité : la démocratie représentative, pour survivre, doit être intégrée à des formes modernes de démocratie directe et délibérative. Si cela est vrai au niveau national, cela devrait être encore plus vrai au niveau international : par conséquent, si notre but est d’atteindre progressivement une démocratie mondiale, nous avons besoin d’imaginer des outils innovants pour une démocratie participative transnationale.
De tels instruments institutionnels pourraient permettre d’éveiller les consciences sur la complexité de la gouvernance mondiale, et pourraient aider à mobiliser l’opinion publique mondiale émergente en faveur d’une influence directe sur la destinée de la communauté mondiale.
L’un de ces outils pourraient être l’introduction d’une Initiative citoyenne mondiale (ICM) sur le modèle de l’Initiative citoyenne européenne (ICE). L’ICE, introduite par l’Union européenne dans le Traité de Lisbonne (2007), est le premier exemple de démocratie participative transnationale. L’expérience a démontré que cela peut fonctionner, en dépit de plusieurs difficultés qui ont été à présent prises en compte grâce à la pression des ONG, désireuses d’améliorer et de rendre plus simple son fonctionnement.
Maintenant, l’idée est très simple : pourquoi ne pas imaginer que quelque chose de semblable au sein du système des Nations unies pourrait fonctionner ? Si notre but est de donner une voix aux citoyens du monde, nous trouverons les solutions techniques et les mécanismes institutionnels pour y parvenir de manière appropriée, avec l’aide des experts juridiques. Cependant, nous devons déjà commencer par définir concrètement comment pourrait fonctionner l’ICM des Nations unies. En pratique, compte-tenu des proportions, si, pour une ICE, des signatures de minimum 7 pays parmi les 28 États-membres de l’Union européenne sont nécessaires, pour une hypothétique ICM, des signatures de minimum 48 pays parmi les 198 États membres des Nations Unies seraient par exemple nécessaires. Concernant le nombre total de signatures, si l’ICE requiert un minimum d’un million de signatures sur une population de l’Union européenne qui comptait 511 millions de citoyens au 1er janvier 2017, pour une ICM 15 millions de signatures seraient dans ce cas nécessaires, la population mondiale étant de 7,5 milliards d’individus au 1er juillet 2017.
Cela pourrait être un seuil hypothétique pour une initiative adressée au Secrétaire général, qui pourrait avoir le rôle de soumettre cette proposition à l’Assemblée générale des Nations Unies pour discussion, au nom des citoyens du monde entier. Dans certains cas, nous pouvons imaginer qu’une ICM spéciale puisse être adressée directement au Conseil de sécurité, avec un seuil plus élevé, par exemple 100 millions de signatures. Par ailleurs, le débat sur la proposition issue d’une ICM spécifique pourrait être rendu obligatoire au sein des sessions de l’Assemblée générale ou du Conseil de sécurité – à condition que le double de signatures requises soit réuni, soit 30 millions de signatures pour des propositions adressées à l’Assemblée générale, et 200 millions pour celles adressées au Conseil de sécurité. Un seuil très élevé, soit par exemple 500 millions de signatures, pourrait être atteint par les citoyens pour pousser le Conseil de sécurité à (re)considérer des interventions de maintien de la paix et interrompre la guerre à tout endroit de la planète.
D’un point de vue organisationnel, nous pouvons imaginer des inscriptions et des signatures collectées en ligne sur une plateforme numérique spécifique mise sur pied par le secrétariat de l’ONU. Mais aussi des inscriptions et signatures par l’intermédiaire des bureaux de l’ONU (et des missions de maintien de la paix) dans le monde, et – quand un accord est possible – par le biais des autorités locales et nationales des États membres. Les ONG pourraient également être autorisées à collecter des signatures, selon une autorisation spéciale. Cela intégrerait une approche en ligne et hors ligne pouvant permettre la participation même de citoyens de pays gouvernés par des régimes autoritaires à des campagnes d’Initiatives citoyennes mondiales, et ainsi leur permettre de prendre part à une communauté démocratique mondiale en plein essor.
A cet égard, l’Initiative citoyenne mondiale pourrait être vue comme un instrument puissant dans l’optique de l’émergence à long terme d’une démocratie mondiale. Un outil cosmopolite dans les mains de beaucoup – et non de quelques riches élites mondiales – pour contrecarrer de grands intérêts corporatistes, qui gouvernent en ce moment même le monde surfant sur la volonté hégémonique des grandes puissances et les égoïsmes naturels des États-nations.
Des mouvements comme celui représenté au Forum social mondial pourrait utiliser l’ICM comme un contre-pouvoir face au capitalisme mondial. Des activistes écologistes pourraient disposer d’un instrument supplémentaire dans leurs campagnes contre le changement climatique et les crimes environnementaux, allant des mobilisations de rue comme les « marches pour le climat » aux institutions internationales. Les luttes pour les droits civiques pourraient tenter de parvenir à leurs fins dans un État spécifique à travers la solidarité active de personnes des quatre coins du globe.
Les plateformes citoyennes comme avaaz.org, expérimentées depuis plusieurs années dans des campagnes d’opinion publique, pourraient transformer leur immense potentiel en termes de collecte de données et de mobilisation civique en soutien décisif aux citoyens et aux organisations désireux de s’engager dans une ICM.
Des intellectuels influents, des artistes célèbres et d’autres personnalités mondiales pourraient facilement s’engager pour soutenir différentes campagnes, capter l’attention médiatique et diffuser leurs idées relatives à la gouvernance mondiale dans l’opinion publique nationale et mondiale.
D’un point de vue légal, la principale voie pour introduire une ICM dans le système des Nations unies pourrait être trouvée – précisément de la même manière que dans le cas de l’Assemblée parlementaire des Nations unies – en invoquant l’article 22 de la Charte des Nations Unies : « L’Assemblée générale peut créer les organes subsidiaires qu’elle juge nécessaires à l’exercice de ses fonctions. »
Donner une voix directe aux citoyens du monde pourrait aider l’Assemblée générale à améliorer ses « performances » et sa crédibilité dans ses engagements pour le maintien de la paix dans le monde, se montrant elle-même comme un lieu où les enjeux mondiaux soulevés par les citoyens sont entendus et pris en considération.
Tout cela pourrait être vu comme de la « politique-fiction ». Mais ce qui apparaît aujourd’hui comme le fruit de notre imagination peut devenir dans le futur une institution tangible. Il en fut ainsi pour la Cour pénale internationale : d’une idée puissante à la réalité, grâce à une large coalition d’ONG faisant campagne pour sa création et sa ratification. Il ne faut rien d’autre à présent : construire une large coalition d’organisations de la société civile et créer une mobilisation civique croissante, poussant les politiques à faire un pas en avant courageux dans la rénovation du système de l’ONU, vers plus de participation. La force des principes démocratiques fera le reste, comme toujours dans l’histoire, à court ou long terme.
L’idée d’une Initiative citoyenne mondiale, façonnée sur le modèle de l’Initiative citoyenne européenne, a été proposée pour la première fois par Michele Fiorillo au Parlement européen à l’occasion de la réunion pour la campagne pour la création d’une Assemblée parlementaire des Nations Unies à Bruxelles. Plus récemment, la proposition a été adoptée par le dernier congrès du Mouvement fédéraliste mondial qui s’est tenu à La Haye en juillet 2018, et une campagne a été menée par Democracry Without Borders et CIVICUS (worldcitizensinitiative.org). Le temps est venu d’une réforme des Nations Unies, et beaucoup de propositions sont sur la table des négociations dans le cadre du 75e anniversaire, qui sera célébré en octobre 2020.
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