CRRC face à Alstom-Siemens : histoire d’une industrie ferroviaire en recomposition

, par Allan Malheiro

CRRC face à Alstom-Siemens : histoire d'une industrie ferroviaire en recomposition

“Il n’y a aucune perspective d’entrée des Chinois en Europe [sur le marché de la construction ferroviaire] dans un avenir prévisible” : cette phrase prononcée en 2019 par la commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager, qui venait de rejeter le projet de fusion entre les deux géants européens du rails Alstom et SIemens, résonne douloureusement aujourd’hui. Le 18 février 2024, la Commission européenne a annoncé une enquête contre le constructeur chinois CRRC, soupçonné d’avoir reçu des subventions lui permettant de fausser le marché européen : un événement révélateur de la place qu’a pris CRRC sur le marché du rail… au détriment d’Alstom et de Siemens.

Deux groupes à l’histoire franco-allemande

Le français Alstom et l’allemand Siemens ont plus qu’une simple importance économique pour l’Union européenne, mais une importance symbolique puisqu’ils ont été profondément affectés par les soubresauts de l’histoire franco-allemande. Alstom naît en 1839 à Mulhouse sous le nom de AKC (André Koechlin et Compagnie, du nom de son fondateur) : bénéficiant de l’essor du réseau ferroviaire français en pleine Révolution industrielle, le groupe fabrique des locomotives à vapeur. Cependant, suite à l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne, le groupe rapatrie ses usines à Belfort pour rester français. Peu après, Siemens (qui existe depuis 1847) présente le premier train électrique du monde à l’Exposition universelle de Berlin de 1879 : les deux géants européens du rail sont nés.

Les deux sociétés continuent de croître tout au long de la Belle époque, surtout pour Siemens qui construit les trains du métro de Londres en 1890, ceux de Budapest en 1896 et ceux de Berlin en 1902. La Première Guerre mondiale mobilise les deux sociétés, mais c’est surtout la SACM/Alstom (qui avait changé de nom passant de AKC à SACM ou Société Alsacienne de Construction Mécanique) qui souffre : l’Empire allemand occupe en effet le Nord de la France, la société est donc scindée en deux (entre une partie en France et une partie en France occupée) et est forcée de contribuer à l’effort de guerre allemand. Après la guerre, la société se reconstitue et fusionne avec la Compagnie française pour l’exploitation des procédés Thomson-Houston (filiale de General Electric spécialisée dans les trains électriques) pour donner Alsthom. Cependant, alors qu’avec la fin de la guerre, la situation d’Alstom s’éclaircit, c’est le contraire pour Siemens : elle perd presque tous ses brevets et une grande partie de ses actifs à l’étranger sont saisis par les vainqueurs.

L’Entre-deux-guerre voit les deux sociétés croître : Alstom se diversifie et les revenus de Siemens sont boostés par le programme de réarmement nazi : bien que le PDG de l’époque, Carl Friedrich von Siemens ne soit pas favorable au nazisme, son groupe est forcé à contribuer à l’effort de guerre et emploie près de 80 000 travailleurs forcés (du STO ou des camps de travail) entre 1940 et 1945. Après la guerre, le groupe perd près de 80% de sa valeur. Après des années de guerre difficiles, les deux groupes émergent à nouveau avec les Trentes Glorieuses françaises et les Wirtschaftswunder allemande (“miracles économiques” en allemand) : Alstom participe au développement du TGV français tandis que Siemens s’étend à l’international. Même si Alstom (qui perd le “h” de son nom avec son introduction en bourse) subit une crise à partir des années 2000 (ce qui pousse la société à des licenciements massifs, on nombre d’employés passant de 115 000 à 60 000 personnes, et à vendre sa branche énergie à General Electric, histoire très mouvementée qui ne peut pas être traitée dans cet article). Elle se relève : Siemens Mobility (la branche ferroviaire de Siemens) et Alstom Transport sont ainsi dans les années 2010 des leaders (presque) incontestés du marché ferroviaire, jusqu’en 2015…

CRRC : un nouvel acteur sur le marché ferroviaire

Dans les années 1990, Alstom et Siemens ont obtenu de juteux contrats pour la construction du réseau ferroviaire chinois… mais en échange de transferts de technologie importants. Ainsi, les entreprises chinoises ont pu avoir accès à de nombreux procédés industriels occidentaux dans le domaine de la construction de trains : grâce à ceux-ci, les TGV de fabrication chinoise qui n’atteignaient que 200 km/h en 2006 ont doublé leur vitesse de pointe en atteignant 400 km/h à partir des années 2010 (ironiquement, Alstom et Siemens ont donc contribué au succès de leur propre concurrent). La Chine a alors commencé à fermer son marché aux occidentaux : les entreprises ferroviaires du pays ont donc bénéficié d’un énorme marché pour se développer à l’abri de la concurrence extérieure et, en 2015, le gouvernement chinois pousse les deux principales entreprises ferroviaires du pays à fusionner afin d’améliorer leur gestion (elle se livrait à une guerre des prix fratricide qui les affaiblissaient) : c’est ainsi que naît l’entreprise d’Etat chinoise CRRC. Juste après sa fusion, la société s’étend à l’international avec des contrats aux Etats-Unis ou en Macédoine du Nord dès 2015. CRRC réalise également de fortes ventes dans certains pays émergents, portée par les projets de routes de la soie.

Des perspectives qui se sont assombries pour Alstom et Siemens

Il est important de préciser que les parts de marché de CRRC sont principalement liées aux commandes chinoises (90% du revenu du groupe) : pour autant, il est indéniable que la société a acquis un poids majeur à l’international, ayant ainsi plus de 70% des parts de marché dans le monde contre près de 15% pour Alstom et Siemens réunis. Face à ce nouveau compétiteur, Alstom et Siemens ont ainsi souhaité fusionner en 2018 d’un accord mutuel et avec le soutien des autorités françaises et allemandes : cependant, la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager a bloqué le projet sous prétexte qu’une fusion Alstom-Siemens créerait un quasi-monopole. Une décision critiquée par beaucoup d’observateurs de l’époque : en effet, il est vrai que Siemens et Alstom aurait eu, en cas de fusion, une position dominante sur le marché européen mais le marché ferroviaire est mondial et, sur ce marché mondial, les deux groupes sont loins d’être en situation de monopole face à CRRC (qui bénéficie de subventions chinoises lui permettant de proposer des prix 20 à 30% moins chers) qui produit près de 200 TGV par an contre 35 pour Siemens et Alstom. Le rachat du groupe allemand Vossloh par CRRC, autorisé par la Commission européenne la même année de l’interdiction de la fusion entre Alstom et Siemens, a ainsi permis à CRRC de s’implanter un peu plus sur le marché européen.

Une nouvelle souveraineté européenne ?

Aujourd’hui, Alstom et Siemens se maintiennent toujours à leur place de deuxième et troisième leaders mondiaux mais derrière leur compétiteur chinois. En Europe, ils restent encore dominants mais l’ascension de CRRC inquiète. La Commission européenne a ainsi ouvert une enquête contre la filiale européenne du constructeur ferroviaire chinois, accusé d’avoir reçu des subventions du gouvernement afin de vendre ses trains moins cher en Europe. Bien que les résultats de l’enquête seront annoncés dans moins de 4 mois, le fait que la Commission européenne commence à s’intéresser aux pratiques du géant ferroviaire chinois, après s’être interrogé sur sa dépendance aux autres pays en termes d’approvisionnement en matières premières et avoir ouvert des enquêtes contre des fabricants de voitures électriques chinois pour dumping, semble constituer un réveil pour protéger l’industrie européenne face à une compétition déloyale croissante.

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