Macron et Orban au Kazakhstan : état des lieux en Asie centrale

, par Allan Malheiro

Macron et Orban au Kazakhstan : état des lieux en Asie centrale
Le Président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev, le 10 février 2022 ©WikimediaCommons

Visite d’Emmanuel Macron le 1er novembre, de Recep Tayyip Erdoğan le 2, de Viktor Orban le 3,... le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev semble particulièrement occupé avec de nombreuses visites de chefs d’Etat. Longtemps ignorés par les pays européens ou occidentaux (voire même ignorés par de nombreux pays autres que la Russie ou la Chine), les pays d’Asie centrale bénéficient aujourd’hui d’un regain d’attention : ces anciennes républiques soviétiques composées d’ethnies turciques, stratégiques par leurs positionnements au coeur du projet des nouvelles routes de la soie chinoises, près de foyers de conflits et regorgeant de ressources (gaz, uranium,...) intéressent en effet de nombreuses puissances, ce qui pourrait changer les règles du jeu dans une région longtemps considérée par le gouvernement russe comme son pré carré (domaine d’influence).

Situation de l’Asie centrale

Région avec de nombreux déserts, enclavée, avec des régimes autoritaires (même s’il faut relativiser pour le Kirghizistan qui est plus démocratique que ses voisins), des peuples musulmans (bien que les dictatures soient séculaires) d’ethnie turcique et dont l’histoire a été marquée par l’appartenance à l’URSS, cette région pourrait sembler homogène. Cependant, bien qu’il y ait une certaine homogénéité, ses États connaissent de fortes différences sur les plans économique ou géopolitique.

Lorsqu’on se réfère à l’Asie Centrale, on évoque en général 5 États. Viennent tout d’abord à l’esprit les 2 puissances régionales. Tout d’abord, le Kazakhstan, plus grand pays de la région et 9ème plus grand au monde, c’est également la plus grande économie d’Asie centrale avec un PIB de 220 milliards pour 19 millions d’habitants, bénéficiant également de nombreuses ressources, celles-ci lui permettent ainsi d’être le 12ème plus grand pays producteur de pétrole ou le 2ème plus grand producteur d’uranium.Ensuite, l’Ouzbékistan, puissance démographique régionale avec 34 millions d’habitants, il jouit d’une position stratégique en étant au centre de l’Asie centrale elle-même et en bénéficiant de la plus grande superficie de terres arables de la région, très importantes dans un lieu majoritairement désertique. Ce sont justement ces 2 pays qui cherchent le plus à s’émanciper du partenaire russe traditionnel et à diversifier leurs relations.

Les 3 autres pays sont d’importance stratégique moindre : à l’ouest de la région, il est possible de penser au Turkménistan mais le pays reste en marge de la géopolitique régionale car, en plus d’être le moins peuplé avec 6,3 millions d’habitants, il est très fermé et a un régime dictatorial avec un très fort culte de la personnalité comparable à celui de la Corée du Nord (il est généralement classé dans les 5 ou 10 pays les moins démocratiques de la planète). Enfin à l’Ouest de la région à la frontière avec la Chine, se trouvent le Tadjikistan et le Kirghizistan : ces 2 pays se caractérisent par une population plus faible que leurs voisins (9,7 millions pour le premier et 6,5 millions pour le second), une économie moins développée (ayant chacun un PIB d’environ 8 milliards de dollars, ils pèsent peu par rapport aux 220 milliards du Kazakhstan, aux 90 milliards de l’Ouzbékistan ou aux 80 milliards du Turkménistan) et un taux de pauvreté plus élevé. L’Asie centrale montre en effet de fortes disparités en termes de PIB entre les pays qui possèdent des ressources ou non : le Kazakhstan a ainsi un PIB de 31 000$ par habitant en parité de pouvoir d’achat, très en avance par rapport à ses voisins puisqu’il est de 15 000$ pour le Turkménistan (21ème producteur de gaz naturel au monde malgré le fait qu’il possède les 4èmes plus grandes réserves mondiales), de 10 000$ en Ouzbékistan et bien plus faible au Kirghizistan avec 6500$ et au Tadjikistan avec 5300$ . La différence de PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat entre le Kazakhstan et le Tadjikistan est ainsi similaire à la différence entre la France et le Laos par exemple).

Une histoire de la région depuis la chute de l’URSS

Contrairement à l’Europe de l’Est, il n’y avait pas en Asie centrale de grands mouvements démocratiques de protestations contre l’URSS lorsque celle-ci s’est effondrée. La chute de l’URSS a presque été un non-évènement dans la région puisqu’au Kazakhstan (avec Noursoultan Nazarbaïev), en Ouzbékistan (avec Islam Karimov) et au Turkménistan (avec Saparmyrat Nyýazow), les anciens dirigeants communistes sont restés au pouvoir et ont instauré une dictature non-communiste similaire au fonctionnement oligarchique russe. Au Tadjikistan, après une guerre civile, une dictature similaire a été édifiée par Emomali Rahmon à partir de 1994. Ainsi dans 4 des 5 pays d’Asie centrale, la chute de l’Union soviétique a signifié la naissance d’une dictature personnelle avec un chef fondateur. Le Kirghizistan doit son côté plus démocratique que les autres (le chef d’Etat est ainsi élu même si le régime reste très présidentiel et serait mieux qualifié de régime hybride que de démocratie) au fait que le leader communiste ait été renversé en 2005 par une révolution, instaurant un régime démocratique qui s’est depuis affaibli.

Sur le plan géopolitique, depuis la chute de l’URSS, le principal partenaire des pays d’Asie centrale reste la Russie : jusqu’aux années 2010, la Russie est presque la seule grande puissance de la région car les États-Unis et l’Europe s’y désintéressent et la Chine n’a pas encore acquis sa puissance actuelle. Elle est ainsi leur principal partenaire commercial mais partage aussi un régime politique similaire et des liens culturels. A partir des années 2010, la situation change progressivement : Moscou reste un partenaire très important de la région mais n’est plus le seul. Il n’en reste pas moins que l’usage de la langue russe est encore très fort dans la région (le Kazakhstan et le Kirghizistan ont encore le russe comme langue officielle avec leurs langues nationales) et l’alphabet cyrillique est encore utilisé dans 3 pays (au Tadjikistan, Kirghizistan et Kazakhstan bien que ce dernier souhaite le remplacer par l’alphabet latin). La plupart des pays de la région sont aussi membres de l’Organisation du traité de sécurité collective ou OTSC (une organisation politique multilatérale mais menée dans les faits par Moscou de coopération en termes de politique étrangère et de défense) et ont de forts liens économiques avec leur voisin russe. En effet, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan étant membres de l’Union économique eurasiatique, une zone de libre-échange avec la Russie, le commerce entre ces pays est fort… surtout pour le Tadjikistan et le Kirghizistan dont ⅓ de leur PIB provient de remises envoyées par des tadjiks ou kirghizes expatriés en Russie.

De nouveaux acteurs qui émergent

La Chine a été la première grande puissance après la Russie qui s’est intéressée sérieusement à l’Asie centrale. Pékin voit en effet cette région entre sa frontière ouest et le Moyen Orient et donc l’Europe comme stratégique pour son projet de nouvelles routes de la soie (permettant un trafic terrestre qui la relie à l’Europe). De plus, les ressources pétrolières et gazières intéressent fortement la Chine : celles-ci pourraient en effet permettre de réduire la dépendance chinoise aux monarchies du golfe (problématique car leur pétrole passe par le détroit de Malacca, donc dans une région où Washington est très présent). Les investissements se sont ainsi multipliés dans la création d’oléoducs, de gazoducs ou dans le rachat de compagnies pétrolières locales… Cependant, les pays de la région, s’ils ne disent pas “non” aux investissements chinois, s’inquiètent d’une trop grande dépendance économique à Pékin. En effet, pour la Chine, l’Asie centrale ne représente que près de 1% des importations et exportations alors que pour l’Asie centrale, la Chine représente 22% des exportations et 37% des importations. De plus, leurs populations critiquent le traitement chinois infligé aux Ouïghours qui sont comme les populations d’Asie centrale, un peuple musulman et turcique.

L’Asie centrale travaille donc pour l’instant avec deux acteurs géopolitiques majeurs : la Russie et la Chine mais depuis quelques années, la tendance est à la multiplication des acteurs. Si les USA restent relativement en retrait en Asie centrale (leur intérêt principal pour la région étant sa position stratégique près de l’Afghanistan et de l’Iran mais ils restent peu importants face aux autres grandes puissances stratégiquement ou économiquement, n’étant pour le Kazakhstan par exemple, que le 16ème pays d’exportation), d’autres acteurs comme la Turquie ou l’Union européenne émergent.

La Turquie dispose, par rapport aux autres acteurs, de bien moins de ressources mais essaye de compenser cela en s’intéressant plus que les autres à cette région que les autres. Erdoğan insiste ainsi souvent sur le caractère turcique de ces pays et, bien que cette origine turcique ne soit pas forcément considérée comme fondamentale par les populations de la région, 4 des 5 Etats d’Asie centrale font partie de l’Organisation des Etats turciques avec la Turquie (même si cette organisation n’a pas beaucoup de champs d’actions, c’est un cadre de dialogue important entre la Turquie et les pays d’Asie centrale). Ainsi, même si elle ne peut pas rivaliser avec les autres pays en termes stratégiques ou économiques (le commerce entre la Turquie et l’Asie centrale, bien qu’il ait augmenté, reste faible en valeur par rapport à celui des grandes puissances), la Turquie développe efficacement son soft power et est souvent accueillie avec moins de craintes que la Chine du fait de sa proximité culturelle et du fait que, bien plus petite que la Chine, elle fait peser moins de risques de dépendance.

Une Europe de plus en plus intéressée par l’Asie centrale

Le changement le plus important dans la géopolitique de l’Asie centrale depuis quelques années n’est pas la montée de la Turquie (réelle, mais limitée surtout au domaine culturel), ni celle de la Chine (déjà présente depuis 2010) ou de la Russie (historiquement présente) : mais celle de l’Europe. L’Union européenne a longtemps été un important partenaire économique de la région mais son poids politique ne reflétait pas (et ne reflète toujours pas) son poids commercial : aujourd’hui, l’Union européenne est le premier partenaire commercial de la région représentant 23,6% du commerce extérieur en 2021… La tendance est aussi à la hausse puisque entre 2021 et 2022, l’UE a augmenté de 67% ses importations de la région et de 77% ses exportations. Elle représente également 40% de l’investissement total dans la région. L’intérêt européen pour la région se porte particulièrement sur les ressources de pétrole, d’uranium (surtout pour la France) et de terres rares.

En dehors de l’aspect économique, la visite d’Emmanuel Macron au Kazakhstan et en Ouzbékistan comme la réunion entre Olaf Scholz et les chefs d’Etat de la région en septembre, a aussi un aspect géopolitique : éloigner les républiques d’Asie centrale de Moscou… Depuis l’invasion russe en Ukraine en février 2022, les frustrations entre la Russie, qui renforce son autoritarisme et n’hésite pas à appliquer des mesures unilatérales, y compris face à des alliés, et le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, qui ont plutôt tendance à se libéraliser progressivement et s’ouvrir au commerce extérieur, s’accumulent. En 2022, la Russie a ainsi bloqué l’exportation de pétrole kazakh passant par son territoire, un mois après que le pays se soit engagé à aider l’Union européenne pour stabiliser son marché de l’énergie après le retrait du pétrole et du gaz russes, ce qui a renforcé la volonté du pays de diversifier ses partenaires. La Russie est ainsi perçue comme moins fiable depuis la guerre en Ukraine dans la région bien qu’elle ait toujours une influence considérable. La visite de Viktor Orban après celle d’Emmanuel Macron était quantàelle plus centrée sur les aspects économiques et énergétiques mais il a aussi évoqué l’Ukraine. Ces discussions sur des aspects stratégiques sont assez nouveaux pour des pays européens qui se concentraient principalement sur les aspects économiques et les ressources.

Dans un monde de plus en plus instable, les alliances géopolitiques traditionnelles sont donc en train de bouger et l’Asie centrale ne fait pas exception. Entre la Chine et la Russie et avec les États-Unis relativement désintéressés de la question, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan (le Turkménistan reste fermé tandis que le Tadjikistan et le Kirghizistan reste encore très proche de la Russie) cherchent à diversifier leurs partenaires et l’Union européenne, puissance commerciale en Asie centrale, dispose de nombreux atouts pour cela pouvant changer l’équilibre dans la région.

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